Poésies vol. 1, nº 4, pages 18-26 |
Sahara dans mes mains
La caravane de sel est passée devant nous
Les abeilles meurent en dormant
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Lieux d’indestination*
Aujourd’hui le soleil est si fort qu’il entraîne tout avec lui. Aujourd’hui, j’ai simplement envie de marcher, de traverser au rouge, de disparaître à l’aveuglette. Je me tiens devant un passage pour piétons et quelque chose attire mon attention. Ce sont les chiffres à la une, ils crient sur un fond jaune soleil, ils claquent comme un drapeau dans le vent. Il y a toujours quelqu’un qui compte, quelqu’un qui tient une comptabilité secrète quelque part, 18 coups de couteau, 9 ans, 71 coups de feu, 1, 2, 3, pan pan tu es mort. Tant et tant de fois dans la chair, et tant et tant de fois autour du soleil. C’est la précision insensée des nombres en plein milieu du mouvement, va, avance, c’est ton tour, c’est vert.
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La personne fait avancer le corps, tout d’abord à partir de la position debout (les deux pieds sur le sol), ensuite d’un pas à un autre, grâce à de petits mouvements du pied, du genou et de la hanche de l’une des jambes, pendant que l’autre jambe est soulevée grâce à une flexion du genou et, désormais en suspension libre, projetée vers l’avant comme un pendule, alors que le genou peu à peu se tend. Quand le corps, en raison du mouvement de la première jambe, est conduit si loin que le centre de gravité n’est plus soutenu par le pied de cette jambe (dite active), le corps devrait tomber en avant, mais entre-temps la jambe suspendue et projetée (dite passive) est parvenue si loin en avant qu’elle peut assurer le soutien du corps, et voilà qu’il marche, il marche sur ses deux jambes, et rien ne pourra l’arrêter, il continue en direction d’un point caché par les immeubles et les échafaudages, il marche, pas à pas, il est ivre, mais il garde toujours son équilibre, machine marchante, robot ambulant, le cerveau mis sur pilote automatique, point indistinct, homo erectus, homme Lego, il est grand, au moins deux mètres, il est lourd, au moins 120 kg, il marche, marche et marche, il a les deux jambes dans le plâtre, les chevilles cassées, il a une petite moustache épaisse et les yeux brillants et voilés, il marche toujours, ivre, continue, piéton, fantassin, singe anthropdide, entre dans le temps, traverse la savane jusqu’à son arbre; il fait diablement chaud brusquement, à marcher et marcher simplement, animal marchant, au cerveau vide, vers le point où le temps commence, pas à pas plus près du miroir, vers le dedans, vers le bas, continuer, marcher et marcher, en direction de soi-même.
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Entre le marchand de légumes et Mixed Shop se trouve l’entrepreneur des pompes funèbres avec bureau et modèles d’urnes. Il n’a pas des mains d’entrepreneur, pas des doigts blancs et boudinés, mais des mains d’ouvrier du bâtiment et des cernes noirs sous les yeux. Dehors, dans la rue, le grand corbillard attend, le moteur tourne. Chaque fois que je passe sur le trottoir, mon visage se reflète un court instant dans la vitrine, et à l’intérieur, à son bureau, il y a toujours une vieille femme vêtue de noir qui choisit des couronnes mortuaires sur des photographies aux couleurs éclatantes dans un classeur. C’est la même chose, semaine après semaine, cela revient comme une belle théorie sur le monde que quelqu’un a présentée une fois, mais qu’il a abandonnée depuis longtemps. Je sais bien que cela arrivera un jour, le jour où je serai le plus seul, ce jour-là j’ai le visage tourné vers le trottoir et je ne peux pas me lever, je ne peux pas me redresser, me relever, et ce n’est pas le monde qui est renversé, c’est moi, et c’est maintenant mon tour de rester couché, pendant que le monde continue sa marche.
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Ils font l’amour aussi lentement qu’ils le peuvent, aussi précautionneusement qu’ils le peuvent. En ce moment, personne ne doit les entendre, personne ne doit savoir où ils sont. Ils font l’amour, et le temps et l’espace se replient sur eux, leur donnent le droit de disparaître et de réapparaître. Vous ne devez pas les déranger, jetez-leur un coup d’oeil et laissez-les comme ils sont. Le sexe dressé, une échelle dans le vivant, précautionneusement, délicatement, de manière douce et mouillée, une chute éblouie, elle le laisse venir, s’ouvre intérieurement, les ramifications de peau, de sueurs, de sexes, de lèvres, précautionneusement, de plus en plus profondément. Les jours sont des fenêtres sur l’obscurité, il n’y a pas de peur, pas de temps à arrêter, ils ne bougent pas, deux silhouettes nues, flottantes. Venez, partons, ils ont le droit d’être seuls.
* Ce texte est un ensemble de notes sur Vesterbro, un quartier de Copenhague
Morten Søndergaard
Est né au Danemark en 1964. Il est diplômé en
littérature comparée de l’Université de Copenhague
et ancien élève de l’École des Écrivains de
Copenhague. Il a publié des recueils de poésie:
Sahara i mine hænder (Sahara dans mes mains),
1992; Ild og tal (Le feu et les nombres), 1994;
Ubestemmelsessteder (Lieux
d’indétermination), 1996;
Bier dør sovende (Les abeilles meurent en
dormant), 1998, le roman
L’ordre des choses, 2000
Il a reçu en 1998 le Prix Michael Strunge, grand Prix de
poésie de Danemark. Morten Søndergaard réside
actuellement en Italie.